L’anarchie routière

De mémoire de lausannois, on avait jamais vu ça. Ce mercredi 7 septembre entre 7h45 et 8h50 du matin, une quinzaine de jours après la rentrée des classes, en pleine semaine et à l’heure de pointe il n’y avait pratiquement aucun bouchon dans la capitale vaudoise. Selon Georges-Marie Bécherraz, qui rapporte l’évènement pour 24heures.ch, « le trafic s’est écoulé avec une fluidité comme on n’en voit que le dimanche à une heure pareille de la journée ». L’origine de ce petit miracle ? Eh bien tout simplement une panne d’électricité qui a rendu les feux de circulation inopérants dans une bonne partie du centre-ville. Pendant un peu plus d’une heure, la circulation de Lausanne n’était plus régulée ; c’était, à proprement parler, l’anarchie.

On se serait attendu à une circulation totalement bloquée, à de la taule froissée et à quelques solides empoignades entre helvètes exaspérés mais il n’en fût rien : la circulation a rarement été aussi fluide, il n’y a eut aucun accrochage à déplorer et tout ceci s’est passé dans la bonne humeur. Ce que nos voisins vaudois ont vécu c’est une expérience de coopération sociale spontanée et ce qui fait toute la valeur de cette expérience c’est qu’elle a eut lieu dans une ville de taille tout à fait respectable sans être le moins du monde prévue par qui que ce soit. Et ça a marché : le visage de l’anarchie routière a été, pendant une grosse heure, celui d’une circulation fluide, sûre et fondée sur la seule bonne volonté des automobilistes.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’idée selon laquelle une absence quasi-totale de règlementation routière serait supérieure à tout point de vue à notre arsenal législatif actuel n’est pas vraiment nouvelle. Depuis des années déjà, des gens tout à fait sérieux défendent cette idée comme Hans Monderman, un ingénieur de la circulation hollandais qui a même eut l’occasion de la tester en grandeur nature dans la petite ville de Drachten aux Pays-Bas. Bilan des courses : non seulement la circulation est parfaitement fluide mais le nombre d’accidents constatés dans les rues de Drachten a été divisé par quatre depuis que l’anarchie [1] y règne ; piétons, cyclistes et automobilistes y vivent en harmonie, sans signalisation ni voies réservées. Depuis, plusieurs villes du nord de l’Europe s’y sont mises à leur tour : en Allemagne, au Danemark et en Angleterre, ont éteint les feux de circulation et on ne les rallume plus ; même le maire de Londres semble acquis à cette idée depuis quelques temps.

Le fait est que, partout où l’expérience a été tentée, la coopération sociale spontanée se révèle systématiquement plus efficiente et plus sûre que les systèmes codifiés et coercitifs qui dominent aujourd’hui. Sachant qu’ils ne sont plus protégés par la signalisation, les gens roulent plus prudemment, restent attentifs à leur environnement, se montrent volontiers plus courtois et abandonnent les comportements dangereux induits par la signalisation elle-même [2]. L’absence de passages piétons et de pistes cyclables laisse émerger une nouvelle hiérarchie où les usagers les plus fragiles deviennent prioritaires sans pour autant abuser de cette position. D’un système fondé sur une régulation arbitraire du trafic, on passe ainsi à une autogestion infiniment plus souple, qui s’adapte d’elle-même au cas par cas et ne repose plus sur la contrainte mais l’intérêt bien compris de tous.

C’est en tout cas ce que semble en avoir retenu M. Matthey, le chef du Service lausannois des routes et de la mobilité, qui envisage la possibilité de reconduire l’expérience en le faisant exprès cette fois-ci. Ce qui est amusant [3] quand on y repense, c’est d’imaginer la réaction d’un élu local si quelqu’un avait eut l’idée saugrenue de lui proposer de laisser ses administrés s'administrer eux-mêmes : « Laisser les gens faire ? Mais vous n’y songez pas malheureux ! Ce serait l’anarchie ! »

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[1] J’exagère un peu ; il reste tout de même un code de la route qui se limite à « priorité à droite » et « ne pas couper la route d’un autre ».
[2] Qui n’a jamais accéléré pour éviter un feu rouge ?
[3] Quoique, pas vraiment…

2 commentaires:

  1. Le constat doit être nuancé pour distinguer ce qui relève de la spontanéité et de la force de l'habitude.

    Cela étant, ce billet est l'occasion de rappeler qu'en France, le code de la route est couramment détourné de son objet originel : d'un besoin d'organisation sociale, il est devenu un outil de sujétion à la volonté des politiques constructivistes. En l'occurrence, de nombreux feux, ronds points, sens interdits ne sont pas implantés pour protéger les piétons mais pour contraindre les automobilistes aux bouchons, dans l'espoir de les obliger à utiliser les transports en commun.

    En délégitimant la loi aux yeux de nombreux citoyens, les politiques portent une responsabilité importante dans l'anomie qui adviendra inévitablement.

    L'anarchie, ce n'est pas l'absence de lois. L'anarchie, c'est l'excès de lois.

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  2. Si je suis en accord avec l'article et même fan du principe de la naked street (les rues sans panneaux ni feux, qui permettent aux automobilistes d'être plus attentifs), il y a une nuance importante :
    en Suisse, et globalement en Europe du Nord, le tempérament des individus permet l'émergence d'un ordre spontané efficace. Dans les pays latins, je suis moins sur...
    En Inde et en Asie du sud-est, je ne suis même pas sur qu'il faille essayer !

    Pythéas

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